L’adopté

Premier contact

Le soleil commençait déjà sa descente vers l’horizon. Le camion qui le transportait avec une vingtaine de ses compagnons militaires roulait depuis plus d’une heure sur une piste défoncée soulevant derrière lui un nuage de poussière. Le camion franchit un col, c’est alors qu’apparurent adossées au flanc de la montagne quelques maisons en terre formant, semblait-il, l’entrée d’un village. Bientôt, le camion s’engagea sur une autre piste qui paraissait être la rue principale du village, elle était bordée de maisons en terre. A l’extrémité, il franchit un premier réseau de barbelés et escalada une pente caillouteuse conduisant au camp militaire qui dominait le village. Là, la section de fusiliers marins à laquelle il appartenait venait remplacer les militaires du 5e RIMA…

Quelques jours après, les troupes du RIMA ayant quitté les lieux, ses compagnons et lui furent contraints de patrouiller, de jour comme de nuit, dans les environs du camp.

Au bout de quelque temps, ses supérieurs comprirent qu’il n’aimait pas porter les armes et il fut affecté comme enseignant dans l’une des trois classes que l’armée avait ouvertes à l’intérieur du camp. C’est là que, bien qu’inexpérimenté en la matière, il commença à enseigner le français, les mathématiques, les sciences, la géographie et l’histoire aux enfants du village qui, chassés de la montagne, avaient été regroupés avec leur famille autour du camp.

C’est avec eux et grâce à eux qu’il va découvrir un autre monde dont il ne connaissait que bien peu de choses. Lui, que la France envoyait pacifier cette population, sera pacifié par elle et, c’est là que sa vie prendra un tournant décisif.

Le Poste militaire

Le poste militaire, nommé « Le Prou », du nom d’un officier tué dans le secteur, était bâti sur une colline dominant le village où les habitants des douars de la montagne avaient été obligés par l’armée française de se regrouper.

Le poste était construit de façon à surveiller les alentours. Une grande place centrale était entourée de murs en pierres contre lesquels s’appuyaient des salles qui abritaient les militaires.

Sur le côté nord, face à la piste qui conduisait à la montagne du Fillaoucène, se dressait un mirador d’une dizaine de mètres de haut qui permettait de surveiller les alentours. C’est au pied de celui-ci qu’une prison avait été creusée.

Sur le côté sud, face au village, de chaque côté du camp, deux petits postes d’observation permettaient de contrôler toute approche, particulièrement les entrées et les sorties du camp. C’est là, entre ces deux petits points de surveillance que trois salles servaient de classes. Elles étaient construites en pierres non crépies recouvertes de tôles ondulées comme les autres bâtiments du poste avec chacune deux fenêtres donnant sur la place centrale mais aucune vers l’extérieur du camp par mesure de sécurité.

Les officiers étaient des militaires issus du contingent qui comme l’adopté accomplissaient leur service militaire. Ils étaient en général compréhensifs et humains.

Les sous-officiers étaient des militaires de carrière qui avaient pour plusieurs connus la guerre d’Indochine, certains dans les commandos. Par métier, ils étaient plus guerriers que leurs officiers mais ne cherchant pas l’affrontement avec le FLN. Aucun excès significatif ne semble avoir été observé durant leur séjour entre 1960 et 1961.

Le reste de la section, environ 25 hommes, était pour la grosse majorité formé de jeunes militaires appelés sous les drapeaux pour « pacifier » le pays. Parmi eux, il y avait un ingénieur, un professeur, un instituteur, des étudiants, un boucher… tout un éventail de la société française.

Tous logeaient par petits groupes dans les salles construites en pierres et recouvertes de tôles construites contre le mur d’enceinte, chacun essayant d’aménager à sa façon ce lieu de passage.

L’armée avait enrôlé quelques algériens appelés Harkis. Leur famille résidait au village et ils pouvaient ainsi la rejoindre certains jours.

A cette époque, après les durs affrontements qui s’étaient déroulés dans le Fillaoucène durant la période allant de 1956 à 1958, la région était relativement calme. La construction par l’armée tout au long de la frontière avec le Maroc d’un réseau électrifié entouré d’une double rangée de barbelés rendait plus difficile les passages de l’armée de libération algérienne installée au Maroc le long de la frontière et donc moins d’accrochages dans le secteur. La nuit, les fusées éclairantes et les tirs de canons sur la frontière située à une vingtaine de kilomètres venaient nous rappeler que nous étions en guerre…

La première école

En 1958, le Général De Gaulle ayant décrété qu’il fallait scolariser l’ensemble de l’Algérie, même les endroits les plus reculés, la première école fut installée à Sidi-Ali Benzemra à l’intérieur du camp militaire.

Au début, les enfants furent amenés de force par les militaires, obligeant les familles, parfois sous la menace, à scolariser leurs enfants…

Les enseignants, issus du contingent militaire, manquaient du matériel le plus élémentaire. Pas de tables, c’est assis sur des nattes avec une ardoise sur les genoux que les premiers élèves commencèrent à apprendre le français, il n’était pas question d’enseigner l’arabe à cette époque.

Peu à peu, chez les enfants, le désir d’apprendre l’emporta sur la peur et une fréquentation régulière s’installa. C’est ainsi qu’en 1960, l’école comprenait un effectif de 72 élèves: 51 garçons et 21 filles. Ils étaient répartis en trois classes, une pour le cours préparatoire CP, une pour les cours élémentaires CE1-CE2,et une pour les cours moyens CM1-CM2.

Voici les effectifs pour l’année scolaire 1960-1961:

  • CP: 37 élèves dont 18 garçons et 19 filles
  • CE1:16 élèves dont 14 garçons et 2 filles
  • CE2:11 élèves uniquement garçons
  • CM1-CM2: 8 élèves uniquement garçons.

En juin 1961, le premier élève Abderrahmane, après seulement trois ans de scolarité et avec peu de moyens matériels, fut reçu au concours du Collège National d’Enseignement Technique de Tlemcen, niveau Certificat d’Etudes de l’époque; il fut classé 62e sur 525 candidats issus pour la plupart de la ville. D’autres, comme nous le verrons par la suite, suivront le même chemin.

Tous ces élèves appartenaient à des familles de fellah vivant des situations bien différentes. C’est ainsi que se côtoyaient Ali dont le père était prisonnier de l’armée française depuis plus de quatre ans, Seghiouar, Abderrahmane, Ali, trois frères dont le père, maire de la commune, avait perdu le bras droit durant la guerre 39-45 alors qu’il combattait aux côtés de l’armée française, Mustapha, Boufeldja, Saïd, Kheira fils ou fille de chahid, Abderrahmane, Mohammed, Khira, Saliha, fils, filles ou frères de harkis.

Il y avait peu de disputes en ce qui concerne leur situation familiale. Tous avaient le désir d’apprendre, tous participaient ensemble aux jeux organisés par les enseignants à l’intérieur du poste militaire. La jeune équipe de foot, constituée de ces jeunes fières de porter une tenue bleue et blanche fournie par l’armée française, était l’une des meilleures du secteur.

En ce temps de guerre, les parents avaient fini par faire confiance aux enseignants. C’est ainsi qu’en juillet 1961, il fut même possible à ceux-là d’emmener trente de ces enfants en camp de vacances dans l’ouest de la France. Transportés en avion militaire de la base d’Arzew vers la région nantaise, ils furent accueillis par les habitants d’un village. L’ambiance fut chaleureuse et fraternelle de part et d’autre et tous revinrent au village avec des souvenirs pleins la tête en ayant oublié durant un mois que leur pays était en guerre…

( A suivre )

Quelques jeux à l’intérieur du camp militaire